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Un Psy dans la ville
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Tenir sa langue

« Tenir sa langue » s’entend comme une injonction à se taire : retenir sa langue dans la bouche et n’émettre aucun son. Mais tenir sa langue, dans le récit éponyme de Polina Panassenko, c’est tenir à sa langue, la soutenir, la maintenir et l’entretenir.

Prenant comme point de départ la démarche judiciaire pour retrouver son prénom russe, Polina, francisé en Pauline au moment où lui fut attribuée la nationalité française, l’auteure explore avec humour le passage d’une langue à une autre, l’apprentissage de deux langues, celle du dedans et celle du dehors, celle de l’intime et celle du social. Et cette exploration commence à hauteur d’enfant, lorsque, fillette de cinq ans, elle est « lâchée » dans la cour d’une école maternelle qui n’est pas celle de sa langue, maternelle justement. La mère s’en va, laisse l’enfant : « quand je me retourne elle a disparu.  En ce même instant tous les mots disparaissent. » Dès lors il n’y a que des sons. Polina Panassenko narre avec humour et néanmoins sensibilité son apprentissage du tissage des sons avec les mots qu’ils signifient. La puissance de ce livre tient pour une grande part à la faculté de revenir à l’expérience de l’enfant qui apprend à parler. Expérience oubliée pour la plupart d’entre nous, qui n’avons pas eu affaire à la nécessité d’un bi-linguisme, mais expérience forcément vécue car universelle.

La petite Polina, dans la cour de récréation, est plongée dans un univers de sons qui n’ont aucun sens. Ces nouveaux sons, ceux du pays étranger, sont étrangers aux sons du pays de l’enfance, ceux des grands-parents, ceux de sa mère. Ils sont désaffectés. Il lui faut la rencontre avec un petit garçon bègue, aux prises lui aussi avec l’étrangeté de la langue, pour que s’instaure un dialogue entre la fillette et le garçon. Alors « si le son marche, il devient mot. S’il ne marche pas je le relâche dans le fleuve. Un son qui marche c’est un son qui produit quelque chose. Un son qui ne marche pas équivaut au silence.» C’est parce qu’il y a de l’autre, une relation qui se noue, que la langue peut s’acquérir. Ce que des psychanalystes comme Françoise Dolto, ont observé dans leurs consultations de jeunes enfants : dans cette écholalie, cet écho du parent aux sons produits par l’enfant, s’organise petit à petit le langage.

Le risque est de se perdre, chevaucher entre deux langues, en perdre une au profit d’une autre. Comment ne pas oublier la première. Hannah Arendt, dans une interview à la télévision allemande en 1964, revenant sur ses origines germaniques, déclarait qu’elle avait fait le choix de ne pas oublier sa langue maternelle qui, « seule demeure», comme un point d’attache, une racine, qui peut relever de la pulsion d’attachement décrite par les éthologues et des psychanalystes comme John Bowlby.

La mère de Polina apprend à la fillette à naviguer entre les deux langues : « plusieurs fois par semaine ma mère m’amène de nouveaux mots, vérifie l’état de ceux qui sont déjà là, s’assure qu’on n’en perd pas en route », et à faire qu’elles ne se mélangent pas, ne se confondent pas. Chacune à sa place. Il y a la langue de l’intérieur et celle de l’extérieur, du pays d’accueil. La frontière doit être maintenue étanche et, lorsque cette langue de l’intime s’insinue par inadvertance dans l’espace social, essentiellement par le truchement de l’accent, l’enfant éprouve alors une forme de honte, comme si on l’avait vue « cul nu ».

Ce récit nous rappelle à quel point le langage est chargé d’affect, et n’existe qu’en lien avec l’autre, c’est une affaire relationnelle.

Marie-pierre Sicard Devillard 

 

Polina Panassenko – Tenir sa langue – Editions de l’Olivier, 2022

 

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