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Un Psy dans la ville
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Les désensibilisés

La violence, celle des Dieux, de la nature, comme la violence humaine, ont de tout temps été représentées par les hommes, soit sous forme d’images fixes comme la peinture et la sculpture, soit dans le discours, avec la littérature, le théâtre. Cette fixité première des images empêchait toute confusion avec la réalité. A la fin du XIXème siècle, avec l’invention du cinéma, la projection d’images animées suscite tout d’abord un mouvement d’effroi tant elles paraissent réelles, et sèment la panique chez les spectateurs.

Les moyens techniques actuels permettent que des images soient diffusées dès l’instant de leur prise de vue, et ce à l’échelle mondiale. Et le spectateur doit se demander si ce qu’il voit est bien réel, tout en subissant une distorsion de sa perception de l’espace et du temps. La diffusion mondiale et en direct des  images des attentats  du 11 septembre 2001 est le point de départ d’un vacillement collectif et individuel : que nous montrent les images ? Réalité ou imaginaire ? Vrai ou faux ?

L’Etat Islamique utilise massivement les images comme outil de propagande. La diffusion intensive de vidéos soignées comme des films hollywoodiens, à grand renfort d’effets spéciaux et de musique entêtante, n’est pas le fruit du hasard. L’islam s’est ancré dans une doctrine aniconique par opposition aux représentations chrétiennes. Les adeptes du djihâd total utilisent contre leurs ennemis les représentations humaines interdites pour eux-mêmes : la diffusion de ces images interdites, pour la plupart extrêmement violentes, est leur arme. Plus précisément, c’est la fascination qu’elles exercent sur leurs spectateurs qui vaut assujettissement de « l’ennemi » et victoire de l’Etat Islamique.

Les vidéos diffusées par l’Etat Islamique utilisent tous les codes occidentaux contemporains  : jeux vidéos, objets connectés, voitures de luxe, science fiction, musique rap. Elles suscitent toute une gamme d’émotions : le dégoût, la honte, la tristesse, l’empathie, la joie, la sérénité. Elles proposent et montrent un monde imaginaire régi par les lois de Dieu : une alternative au monde réel.

Les vidéos d’exécution sont d’un autre registre que les vidéos de pure propagande. Les premières vidéos d’exécutions diffusées par Al Qaïda montrent  en direct la mort d’otages : crument, sans voile, dans tous les détails obscènes du meurtre. Ce sont des images insoutenables par l’effroi qu’elles provoquent d’une mort annoncée, mise en scène et filmée au plus près de la chair. Il ne s’agit plus de propagande politique à proprement dit, il n’y a pas de discours qui les supportent. Elles ont pour objectif de susciter l’horreur et de semer la terreur, jouant sur l’ambivalence attrait/répulsion, vrai/faux.

Les recruteurs de l’Etat Islamique utilisent ce moyen de terreur via les réseaux sociaux du monde entier pour atteindre leur cible : la jeunesse. Mais ces vidéos ne suscitent-elles que la terreur, ou font-elles parties d’un plan plus vaste de déshumanisation de ces jeunes spectateurs, préalable à leur recrutement, en provoquant une sidération de la pensée qui serait la condition nécessaire à la banalisation du mal. Car ne l’oublions pas, le visionnage de ces images est intentionnel et répétitif par ceux qui en sont captifs.

La répétition addictive des images ultra-violentes peut entraîner une hallucination négative.

La plus grande majorité des gens se détournent des images d’horreur diffusées par Daesh tant elles sont insoutenables et obscènes. En revanche, elles provoquent chez certains, surtout des jeunes, un phénomène de visionnage à répétition, de nature addictive, qui les rend captifs sans le savoir de l’Etat Islamique. On pourrait considérer dans un premier temps que cette répétition agit comme un vaccin et immunise contre l’horreur : les images perdraient à la fois leur sens, et la recherche de leur sens, à force de répétition. Mais la répétition est sciemment recherchée afin d’obtenir, non pas une érosion des perceptions attachées à ces images traumatisantes, mais une véritable « hallucination négative » c’est-à-dire un phénomène de perte de la vision et un effet de non perception de l’image elle-même. Autrement dit, l’image support d’une perception et d’une représentation insupportable n’est plus vue. Et il se produit dans l’esprit une « hallucination négative », que le psychanalyste André Green qualifie de « défense radicale et extrême ».

Des adolescents embrigadés par l’Etat Islamique témoignent (propos recueillis par Dounia Bouzar dans le cadre du CDPSI) de la disparition progressive de sentiment, sensation et affect au fur et à mesure des visionnages. L’addiction au visionnage les conduit à ne plus ressentir dans leur corps les émotions douloureuses provoquées par ce que ces images représentent.

Cette perte du sens intentionnellement provoquée par le clivage entre l’image et les représentations associées, a pour visée d’établir une sorte de pare-feu aux émotions extrêmes. Les images horribles projetées de façon répétée et à l’infini annihilent ce qui fait trop peur, trop mal, et ne peut pas être symbolisé : la souffrance, la douleur, la mort. La mort est regardée en face mais elle n’est pas vue.

A l’horreur succède alors la fierté : fierté d’être parvenu à ne plus rien ressentir et fierté de partager avec d’autres cette désensibilisation. Car ce phénomène de visionnage répétitif est un trait commun à de nombreux captifs de l’Etat Islamique, les adolescents embrigadés recherchent et trouvent, via les réseaux sociaux, d’autres personnes qui ont vécu les mêmes expériences.

L’insensibilisation aux images ultra-violentes de la mort en direct devient un trait d’identification au groupe. S’identifier à un groupe est une étape fondamentale dans le processus adolescent, qui conduit ensuite l’individu à occuper sa place dans la société des adultes.

C’est là la nouvelle arme déployée par l’Etat Islamique : capturer et aliéner des adolescents vulnérables par la diffusion d’images utlra-violentes sur les réseaux sociaux, utiliser leurs codes, leurs modes, leurs fragilités, pour les « rassembler » en un groupe de soit-disants vainqueurs, un groupe de « désensibilisés ».

Comment lutter contre cette arme invisible ? : nous savons qu’il y a urgence à en trouver les moyens. La répression n’a aucun effet. La seule riposte que nous ayons est la prévention par l’éducation, dont on ne peut attendre les effets qu’à long terme. D’ores et déjà, des équipes d’éducateurs, de soignants, de familles, parviennent à libérer quelques jeunes captifs de cette guerre sournoise et inconnue, par un travail de réaccordage de la sensibilité qui permet la reconstruction du lien à l’autre et les retrouvailles avec l’humanité.

Béatrice Dulck & Marie-pierre Sicard Devillard

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