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Un Psy dans la ville
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Cécités

La singularité du film de Gianfranco Rosi, « Fuocoammare, par-delà Lampedusa », consiste en sa dichotomie entre d’une part la vie quotidienne de Samuele, un garçon de douze ans habitant de Lampedusa, et d’autre part le sort des migrants repêchés au large de l’île dans une situation d’extrême urgence.

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Clair de lune – 2016 © MPSD

Tandis que Samuele vit sa vie d’enfant, avec une nette prédilection pour les jeux terrestres, les migrants affluent. Nous est donné à voir jusqu’à l’intolérable : la cale d’une embarcation de fortune remplie de quarante cadavres, véritable charnier flottant. Nous sont donnés à entendre les récits des survivants qui décrivent un voyage jusqu’au bout de la souffrance. On assiste à leur dévastation, ainsi qu’à celle du médecin contraint dans l’exercice de ses fonctions d’aller récupérer les morts, voire de découper des morceaux de corps – « parce que c’est utile, alors il faut le faire, même si c’est une ultime marque d’irrespect. »

A l’opposé de ces destins tragiques, la vie ordinaire de Samuele. Jusqu’au jour où ce dernier est diagnostiqué amblyope : il a un œil paresseux, ce qui ne le gênait pas lorsqu’il jouait avec sa fronde, son passe-temps favori. Il ne se servait alors que de son œil valide. Le traitement pour que sa vue « remonte » va consister à obturer l’œil qui voit. S’ensuit une période difficile pour lui, où lui devient impossible de viser sans rater sa cible.

L’enfant est alors cruellement confronté au manque. Or il ne s’arrête pas là : germe en lui l’idée d’apprivoiser l’univers de la navigation, celui de son père. Suivant avec application les conseils qui lui sont prodigués, il se rend sur le ponton, afin de s’acclimater et de ne plus avoir le mal de mer.

Ce qui arrive à Samuele semble un bien petit malheur comparé au drame que vivent les exilés abandonnés sur ce cimetière qu’est désormais la mer Méditerranée. Pourtant, le handicap de Samuele revêt lui aussi un sens politique : c’est à partir du manque que l’on peut inventer. Samuele part à la conquête de nouveaux territoires, avec sa barque et sa vue défaillante ; il se raccroche au filin, accepte de se laisser guider. Samuele fait avec. Il ne s’arrête pas de vivre. Il ne cesse pas de désirer. Il reste en lien avec ses proches, les éléments et la nature.

Outre la métaphore cinématographique, si c’était là une métaphore politique ? Le réalisateur décrit l’absurdité du monde contemporain en utilisant l’idée de l’aveuglement.  La pathologie ophtalmique de Samuele permet une représentation du conflit intérieur du personnage, mais aussi d’un conflit sociétal. Une issue est néanmoins trouvée à la dualité vie / mort, passivité / engagement, et c’est en fin de compte la vie qui l’emporte, malgré l’horreur à portée de vue. Horreur floutée par un handicap salvateur puisqu’il guide le personnage vers une voie nouvelle et moins destructive : il ne joue plus à embêter les oiseaux ni à détruire la végétation avec sa fronde. Il renoue avec sa capacité d’invention, celle qui assurément fait défaut aux adultes.

Le dispositif cinématographique mis en place est politiquement plus efficace que si nous étions uniquement spectateurs de la perdition ou de la survie des naufragés. L’auteur a-t-il voulu nous montrer que l’apparente banalité n’avait rien de banal, tout en soulignant la nécessité d’assumer nos responsabilités, sans pour autant nous charger de culpabilité ? Samuele se prend en main et ignore en apparence seulement ce qui se joue à quelques pas. Il ne sait pas qu’il sait et son savoir affleure malgré tout, entre autres à travers ses symptômes organiques qui sont corrélés à son malaise psychique. Et nous autres, Européens adultes ? Nous ne pouvons assurément pas nous cacher derrière le prétexte de l’ignorance.

Cécile Babel

mort, souffrance, violence

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