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Un Psy dans la ville
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Abstention

A un an des élections présidentielles en France, la campagne électorale commence. Des candidats se prononcent, certains se réservent, d’autres sont peut-être encore dans l’ombre. Tous vont dans les mois qui viennent défendre un projet, un idéal pour notre société, dans le but de fédérer autour de celui-ci et rallier un maximum d’électeurs à eux.

Mais quel pourcentage des électeurs iront voter ? abstention

Le grand vainqueur des élections européennes, présidentielles, régionales, cantonales, syndicales, c’est l’abstention. Elle augmente inexorablement et progressivement, déjouant les sondages auxquels elle échappe; non candidate et pourtant victorieuse de toute forme d’élection par une masse d’un délégataire du pouvoir à une fonction de représentation.

Que penser de l’abstention ? Peut-on la situer comme l’expression à l’échelle sociétale d’une modification profonde du lien à l’autre ? Comme l’expression de la difficulté pour nos contemporains à trouver  un équilibre identitaire, entre émancipation de toute forme de domination aliénante d’un autre et exercice assumé d’une liberté ?

Du latin abstinere, s’abstenir c’est « s’empêcher de faire quelque chose ». Il s’agit d’un acte volontaire, délibéré ; s’abstenir de voter est l’expression d’une volonté de ne pas être représenté.

Voter pour un représentant c’est donner sa voix, s’en remettre à un autre pour la prise de décisions et leur mise en actes, lui donner un pouvoir sur soi.

Voter est une façon de s’inscrire dans un groupe, et constitue une forme d’effacement identitaire, qui  lie aux autres tout en y aliénant.

Voter c’est restreindre une part de sa liberté, et, en s’en remettant à un autre, accepter une limite.

Voter engage à se soumettre et à s’inscrire dans ces liens qui structurent nos sociétés, organisées depuis leur origine autour du chef, du représentant du Dieu, du roi, de l’élu, figures du pouvoir qui incarnent la condition de l’homme, limité et contraint de se soumettre aux lois de la nature. Depuis des siècles, cette soumission à la Loi qui organise les sociétés humaines ne souffrait pas d’être remise en cause. Le membre du clan, le fidèle, le sujet, ont appris à l’électeur, à l’ouvrier, au citoyen à se soumettre à la loi de tous et à se conformer aux traditions, us et coutumes, usages, au Droit et aux devoirs.

C’est au cœur du capitalisme, du développement de la consommation de masse, des progrès scientifiques et techniques, et de l’augmentation concomitante du niveau d’éducation que l’abstention a fait campagne. Un changement en profondeur du rapport de l’individu à l’autre, à la limite, s’est opéré. La consommation de masse a ouvert un champ inouï des possibles qui ne cesse de s’élargir. L’individu acquiert une liberté de tous les jours dans ses choix de consommation et, nonobstant la puissance du marketing, consommer reste un acte dont il est seul décisionnaire et pour lequel il ne doit rendre de compte à personne. D’une certaine façon, consommer est un lieu d’exercice de la liberté, lieu duquel l’autre est absent, seule la bourse y met des limites. Par ailleurs, le développement des technologies vient sans cesse augmenter le pouvoir de l’homme sur la nature. Le progrès des sciences repousse les limites de la vie et de la mort. L’Homme défie la nature et grignote peu à peu les limites qu’elle lui impose.

Cette course au toujours plus entretient l’illusion d’un pouvoir individuel sans cesse augmenté dans lequel les limites de soi sont repoussées dans des confins où elles deviennent inopérantes parce que ce n’est plus l’autre, en tant que représentant de notre propre finitude, qui vient les marquer.

Dès lors, les figures traditionnelles du pouvoir et de l’organisation en société peuvent être questionnées, les traditions refoulées et l’obéissance aux lois de la nature abandonnée. Dans une forme de fantasme de toute puissance enfin réalisé, « je » ne suis plus limité dans mon être et l’autre est à éviter  parce qu’il pourrait venir l’entraver. S’abstenir de voter est, en ce sens, entretenir une forme d’illusion en écho à celle qui s’opère dans notre quotidien depuis plusieurs décennies.

Sans doute l’époque que nous traversons se dirige-t-elle vers un progrès de civilisation à l’endroit d’une émancipation : l’acceptation des limites de soi, et l’accueil de l’autre peuvent désormais ne plus être imposés par un « Maître », et subies d’un pouvoir hiérarchique et vertical. Mais un patient chemin vers l’acceptation individuelle de la limite, de la « castration », est à parcourir pour sortir du flottement et de l’illusion, et pour un retour vers l’urne pensé, assumé et agi. Aujourd’hui déjà,  le mouvement des Amap, des Colibris, le développement des Scop sont par exemple autant de lieux d’expression d’une liberté qui ne se fait pas seul mais se construit avec d’autres, des lieux où se tissent des liens durables parce que pensés et créés ensemble. Probablement ces initiatives préfigurent-elles des modes d’exercice du pouvoir et donc des liens à l’autre qui seront profondément modifiés. L’entreprise n’y est pas portée par une logique de l’accumulation mais par celle de l’agir ensemble autour de valeurs, de sens partagés. La liberté de chacun fait citoyenneté et pouvoir parce qu’elle y est limitée par l’autre. Il s’y cultive la singularité et non pas l’individualisme.

Cette singularité qui se cultive, aussi, sur le divan.

Sandra Hueber

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